Citation :

Monsieur Julian Kiedis,

Sans doute cette lettre vous surprendra-t-elle par son existence même, dans cette ère moderne où la communication électronique est devenue reine. Si j’ai réussi à capter votre attention par l’originalité de ma missive, sachez que j’en suis bien heureuse. Je ne doute en effet pas du nombre sans doute effarant de lettres que vous devez recevoir hebdomadairement de par votre profession de journaliste. N’ayez crainte, je serai brève.

Pour tout vous avouer, je suis fan de Queen depuis ma naissance – c’était le seul groupe rock que mes parents toléraient; je crois que ma mère n’était d’ailleurs pas insensible à la voix théâtrale et particulière de Mercury… – et je tenais à vous féliciter pour l’article élogieux que vous avez rédigé sur le légendaire quatuor. Comme bon nombre de personnes, la perte du leader en ’91 a été pour moi un choc, je n’étais alors qu’une jeune adolescente, mais je me souviens que la nouvelle m’avait atterrée et que j’avais failli arriver en retard à l’école le lundi suivant…

J’espère avoir le plaisir de vous lire prochainement !

P-S : J’espère que vous m’excuserez mon langage quelque peu littéraire; la seule occasion que j’ai d’écrire des lettres est dans le cadre de mon travail.

Valery de Luca.

Valery détestait arriver en retard à ses rendez-vous, c’est pourquoi elle arriva en avance à celui qui était au programme du jour en compagnie de Julian Kiedis. Cela faisait plusieurs semaines qu’ils correspondaient par lettres écrites et il leur semblait à tous les deux qu’il était temps d’enfin se rencontrer et se parler face à face. Il pouvait sembler anormal d’envoyer des lettres par la poste en ce début de vingt-et-unième siècle, mais la brune trouvait ce procédé intéressant, au contraire, et plutôt charmant. C’était original, différent. Ça n’avait rien à voir avec les mails envoyés par le biais d’une machine; la typographie employée était authentique et non pas froide et impersonnelle. En bref, Valery pouvait se considérer comme étant vieux jeu sur ce point, mais au moins, n’était pas la seule à aimer ce moyen de communication démodé puisque Julian n’avait pas hésité à lui répondre de la même manière. De fil en aiguille, ils avaient appris à se connaître, la femme trouvant pour sa part plus facile de coucher sur papier ses émotions qu’à voix haute.

Oh, bien sûr elle s’exprimait très bien, elle n’avait guère le choix puisqu’en tant qu’avocate, elle avait à défendre ses clients devant public qui plus est, mais elle admettait ne pas faire preuve d’autant d’aisance lorsqu’elle avait à parler de ses propres problèmes, de ce qu’elle ressentait sur ceci, sur cela. Écrire à Julian au cours des dernières semaines, pendant lesquelles sa compagne de vie l’avait trompée avec une fichue stagiaire, avait été bienfaiteur, c’était un fait. Elle n’avait plus à se cacher derrière un masque ou faire semblant : elle pouvait être elle-même. Lorsqu’elle était au fond du trou, ce qui arrivait assez fréquemment ces temps-ci, elle relisait les lettres de Julian pour mieux aller ensuite. Certains auraient pu se poser des questions quant à cette forme de correspondance qui n’était pas sans rappeler celle de George Sand et Alfred de Musset, les allusions amoureuses et sexuelles en moins, bien sûr, mais ces gens-là seraient bien déçus d’apprendre que leur amitié était sincère et nullement intéressée en ce sens.

Valery, donc, était arrivée en avance au Starbucks. Un café pour rencontrer son correspondant; quoi de plus classique ? C’était en même temps une façon de se protéger, car elle n’ignorait pas les risques de rencontrer pour la première fois une personne dont on ne connaît que les mots, pas le visage. D’où la suggestion du café. Après, s’ils s’entendaient aussi bien que dans leurs lettres, Valery pourrait alors envisager de le revoir ailleurs, mais en attendant, ils se contenteraient d’un lieu public et, disons-le, sécuritaire. La brunette commanda un thé sans lait ni sucre pour commencer et alla s’installer sur une table libre, au fond. Un coin tranquille, où il serait agréable de discuter. Grâce à la petite photo placée à côté de son nom dans chacun de ses articles, Valery était à quoi ressemblait l’homme, et il lui suffirait de lui envoyer la main dès qu’elle l’apercevrait. Certes, une photo n’était pas toujours fidèle à la réalité, mais il n’y avait pas vraiment d’autres solutions. Ah si, elle aurait pu acheter une couronne bon marché et se la mettre sur la tête pour faire une référence à Queen, mais elle n’était pas folle au point de le faire, rassurez-vous.

Val but une gorgée de son breuvage en regardant attentivement autour d’elle. Un couple d’adolescents placés non loin d’elle et quelques personnes âgées plus loin. L’après-midi promettait d’être calme dans le café.