Comment se passe ton voyage ?
Léandre jeta à peine un coup d'oeil à son téléphone avant de l'éteindre. Les SMS de sa mère, tellement innocents, tellement décalés, ne lui faisaient plus rien. Il n'avait pas parlé directement avec elle depuis au moins six mois et, à vrai dire, ne s'en portait que mieux. Et pourtant elle persistait à essayer de garder le contact en prenant soin de lui envoyer un message au moins une fois par semaine. Et c'était un éternellement recommencement. Léandre lui renvoyait un simple « bien », elle s'en contentait et l'histoire se répétait la semaine suivante. Léandre soupira en glissant le petit appareil dans sa poche et s'engagea lentement dans la rue de la bibliothèque. Il y travaillait depuis quelques temps déjà mais la sensation d'obligation l'étouffait déjà. Depuis qu'il avait quitté son village le jeune homme s'était toujours appliqué à se trouver un emploi sympathique mais qu'il pouvait quitter du jour au lendemain sans que personne ne se pose de question. Ici aussi, bien sur, il aurait pu se barrer sans donner d'explications mais il s'en sentait tout simplement incapable. Il poussa lentement la porte de la bibliothèque municipale, salua rapidement un collègue à qui il n'avait jamais vraiment parlé et disparut instantanément dans la salle de repos - qui servait à une multitude de choses mais certainement pas à se reposer.

Léandre se laissa tomber sur une chaise, s'appliquant à calmer l'angoisse qui montait déjà en lui. Cette panique qui l'envahissait chaque matin était devenue habituelle mais pas moins gênante, surtout que s'il en connaissait la raison il n'avait aucune idée de commencer s'en débarrasser. La peur des autres ne l'avait jamais quitté et travailler dans un lieu public où une multitude de personnes débarquaient chaque jour, lui parlaient comme si de rien n'était, essayaient de lui serrer la main, ne l'aidait absolument pas à y faire face. Et pourtant il s'était rendu à l'entretien d'embauche, avait décroché son job. A se demander comment il avait fait. Léandre se jura de s'enfermer dans une cave et d'inventer des trucs géniaux en ne communiquant que par mail et prit son courage à deux mains pour quitter la solitude bienveillante de la pseudo salle de repos. Il se glissa discrètement derrière l'un des bureaux de l'accueil, là où les gens venaient demander où se trouvait tel libre, s'ils pouvaient l'emprunter et compagnie et alluma l'ordinateur. Pour l'instant il était seul ici. Il effectua la commande quelques livres déjà en attente depuis plusieurs mois et s'appliqua à faire les comptes de la bibliothèque, tache longue et ennuyeuse mais qui nécessitait de la concentration - et donc la quasi-certitude de ne pas être abordé.

« Bonjour, je viens pour emprunter ces livres. »

Léandre sursauta violemment et leva les yeux en direction d'une femme d'une quarantaine d'années accompagnée d'une fillette. La quadragénaire lui tendit trois livres d'enfants et le jeune homme hésita un bref instant à les saisir. Une main se tendant vers lui l'avait toujours... Non, pas toujours mais c'était tout comme. Prenant sur lui il s'en empara, scannant avec soin les codes barres. Il les rendit à la femme et se força à sourire à la gamine qui avait tout au plus sept ans. Il se replongea ensuite dans ses comptes, entendant à peine le salut de la mère et sa fille. Oui oui, au revoir et à bientôt. Non, jamais. Jamais de à bientôt avec Léandre. Le plus tard serait le mieux. Se rongeant l'ongle du pouce il tendit malgré lui l'oreille, guettant l'approche maudite d'un nouveau client. Personne. Se décontractant légèrement il observa les rayonnages qui s'étendaient devant lui. Des milliers de livres étaient rangés avec soin, par ordre alphabétique, et n'attendaient qu'une chose : être ouverts. Léandre en avait lu une bonne partie, n'ayant pas grand chose d'autre à faire le soir, en rentrant. Une silhouette apparut subitement entre deux rayonnages et il ne put s'empêcher d'émettre un commentaire à mi-voix. D'autant plus qu'elle semblait chercher... Sans réellement trouver. Et là, le devoir s'imposait. Terriblement flippant mais obligatoire pour toute personne travaillant dans une bibliothèque : aller à la rencontre du client et l'aider à trouver son bonheur.

Léandre prit encore le temps d'hésiter cinq secondes et se leva de son fauteuil à regret, allant jusqu'à lui lancer un regard triste. Il contourna le bureau et s'approcha lentement de la jeune femme. Sans abuser. Maintenant, la phase la plus difficile, ouvrir la bouche et attirer son attention.

« Hum, bonjour... Vous cherchez quelque chose ? »

Minable, sans aucun doute. Surtout que l'hésitation avait nettement transparu, tout comme son accent qui ne l'avait pas quitté ces deux dernières années, même s'il avait quitté son village. Il se retint de se ronger une fois de plus le pouce et prit soin de garder une expression neutre. Un bibliothécaire apeuré par une cliente, et puis quoi encore ? Trouver autre chose à dire, vite. Sauf que son esprit demeurait incroyablement vide et qu'il n'avait absolument aucune idée de ce qui aurait pu correspondre. Parler n'avait jamais été son fort et ça n'avait été qu'en se dégradant au cours du temps. Aujourd'hui c'était tout juste s'il savait quoi répondre aux questions qui dépassaient le stade du « bonjour, ça va ? ». Il ne lui restait alors qu'une option : riposter d'une façon ou d'une autre. Ça mettait généralement un terme à l'ébauche de conversation.