SPACEMAN:

La condamnation. La sentence non méritée, la ligne directe vers une mort certaine. Je n'avais que quelques mois lors que l'annonce de ma maladie était tombée. A peine née et déjà prédestinée à mourir. Il n'y avait là que le sombre destin d'une enfant malchanceuse. Ou vouée à une malédiction fantastique. A peine en ce monde et je faisais le bonheur et le malheur de mes parents. Plus le deuxième, je pense. Dans ma tête, il ne pouvait y avoir aucune fierté à avoir une enfant atteinte d'analgésie congénitale. Bien sombre en était le terme, et pourtant nombre de gens tueraient pour avoir mon « don ». Pour ne jamais ressentir la moindre douleur, ne jamais souffrir de quoique ce soit. Mais la réalité des choses en était bien plus décevante. Non seulement je risquais ma vie à chaque instant, mais non seulement mon cœur était le seul organe à être blessé. Continuellement. Et ça, personne ne pourrait le comprendre, le ressentir, le réaliser. Jamais. Depuis cette sentence, je n'ai jamais eu l'impression de vivre ma vie comme un enfant normal le ferait. Je n'ai jamais été en classe de neige, ou au skate park du coin avec quelques amis. Aucune soirée, aucun bal de promo. L'enfermement total, le cloisonnement. Cette angoisse terrifiante qui planait au-dessus de ma tête, comme un vautour en quête d'un cadavre. (cela ne devrait plus tarder maintenant) J'en étais réduite à la surveillance permanente, aux examens quotidiens. Pour ne pas dire hebdomadaire. J'avais envie de leur dire que j'allais bien, que tout allait bien. Que tout était en place, et que les résultats positifs de chacun de mes tests le prouvaient à chaque fois. Mais à quoi bon ? Alors je subissais. Encore, encore et toujours. Souriant de temps à autre, il paraît que c'était une bonne chose. Mais au fond de moi je me noyais, suffoquais, étouffais. J'étais prête à partir, prête à quitter ce corps malade et dysfonctionnant. Je n'en voulais plus, je le haïssais. Le maudissant de ne pas être conforme, de ne pas m'avoir donné cette chance d'avoir une vie normale. Mais ce foutu instinct de survie veillait au grain, ne me laissant aucune issue. J'aimerai fermer les yeux, ne plus me réveiller, sortir de ce cauchemar. (tutututut) Ce ne sera pas pour aujourd'hui non plus.

« Comment tu vas aujourd'hui Ninon? » (sors lui le même train-train, il n'en a rien à faire de toute façon) Et inlassablement, je répétais que je me sentais normale. Rien à signaler. Je ne me mordais plus la langue, j'y faisais attention, comme il me l'avait recommandé. Puis il procédait à son examen complet, comme à chaque fois. Tension, prise de sang, auscultation et j'en passais. Je ne répondais que brièvement à ses questions, n'ouvrant la bouche que lorsque c'était nécessaire. J'étais comme une coquille vide, un poupon sans état d'âme entre les mains de la médecine. Je ne parvenais plus à éprouver la moindre émotion, ressentir le moindre sentiment. Je me laissais dépérir. Souhaitant ne jamais avoir été, ne jamais être. Quel intérêt de toute manière ? « Je suis fatiguée de tout ça, docteur. » Il stoppa son geste, resta un immobile de longue seconde avant de m'observer intensément. Le regard sans fond, livide, j'en détournais mon regard, trop épuisée pour ce genre de combat. Je n'attendais qu'un mot pour quitter son bureau et me réfugier à la maison, le seul endroit où j'étais libre d'aller et venir à ma guise. Il partit dans la pièce annexe et passa un appel, me semblait-il. J'en perdais toute notion du temps et de l'espace. Me laissant seule en proie avec le silence, il fit entrer mes parents et s'isola en leur compagnie. Une éternité. Lorsque la glace fut brisée, ma mère vint me serrer contre elle, les yeux humides. Ce contact tremblant, hésitant, révolté. Comme si elle ne voulait pas me laisser partir. Le docteur revint vers moi, me pressant doucement les épaules, me chuchotant amicalement. « Saisis cette seconde chance, Ninon. Vis, aime, amuse-toi, soit une femme. Tu le mérites plus que n'importe qui en ce monde. » Si je ne saisissais pas ses paroles sur le moment. Je ne les compris que quelques jours plus tard.

Je rejoignais ma mère dans sa boutique de fleuriste. Dieu que j'aimais cet endroit. Il y régnait un calme religieux que venait pigmenter l'odeur de toutes les fleurs. Ici, et ici seulement, je me sentais apaisée. Calme. A la limite du bonheur. Les fleurs étaient une passion que je préservais jalousement depuis mon plus jeune âge. A chaque anxiété, contrariété, chaque coup de blues je me cachais là, entourée de la plus belle nature qui soit. Et j'attendais. Les yeux fermés, des heures durant. J'attendais d'atteindre cette plénitude totale, ce nirvana tant convoité au quotidien. Jusqu'à ce que la nuit tombe et que mon père vienne me récupérer, muni d'une couverture, sa voix grave apaisante résonnant dans le silence nocturne. « Bonjour ma petite fleur. » Je ne pus retenir un sourire. Elle seule connaissait, subissait, méritait ce don avec la flore. Et elle seule savait mon désir secret de partager ce monde, comme elle l'avait fait. Je craignais la réaction de mon paternel, soucieux et méticuleux sur mon strict mode de vie qu'il était. Tu n'es pas comme les autres Ninon, il y a des luxes que tu ne peux pas te permettre. Ciel qu'il avait raison et tort à la fois. Je me lovais sur une chaise, la tête posée sur mon bras, observant l'amour dont ma mère resplendissait. Envers moi. Envers chaque petit être poussant entre ces murs. Envers tout. Elle était le symbole de l'amour, la plus belle représentation qu'il m'ait jamais été donné de voir. « Arrêtes de te tracasser. Ça se passera bien là-bas, tu verras. C'est un très bon ami au docteur Creteils. » Je n'avais nul besoin de parler, pleurer ou gémir pour qu'elle comprenne mes angoisses. Mais malgré ses paroles qui se voulaient rassurantes, je n'étais pas tranquille. Certes, l'idée d'une clinique dédiée aux personnes atteintes de la même maladie que moi était tentante. Je ne serais plus seule. D'innombrables activités me seraient offertes, sans danger quel qu’il soit. Tout en étant malgré tout encadrée et contrainte à des visites, chaque jour. Mais je savais que j'en attendais plus, beaucoup trop. J'avais peur d'être déçue, trompée, prise en traître. D'être considérée comme une patiente et non plus comme un être vivant. Passer ma vie en cage, c'en était assez. Je le refusais. N'avais-je pas droit à la vie ? Soupirant, je jetais un regard sur ma montre. L'heure avançait, il était bientôt temps de rejoindre l'avion. Mes valises étaient bouclées, mais mon cœur n'était pas prêt. Je n'avais jamais quitté cet endroit. Quitté la France. Alors aller aux Etats-Unis... Southington, plus précisément. Je sentais les pulsations de mon cœur s'accélérer au fur et à mesure que je pensais. L'adrénaline, paraît-il. L'angoisse. La crainte. L'anxiété. La parano. L'absence absolue de confiance en soi. C'était moi, tout simplement.

« Je vous présente Ninon De Valhèzes, qui nous arrive tout droit de France. Je compte sur vous. » L'horreur. Je sentais mes joues s'embraser comme un feu de campagne, tandis que tous les regards étaient posés sur moi. On n'avait pas dit discrète? C'était raté. Je partais m'asseoir parmi tous ces visages inconnus, la poitrine palpitante, la respiration saccadée. Comment disait-on ? Disparaître dans un trou de souris ? J'aurai tout donné. « Hé, c'est comment la France ? » Je tournais la tête vers cette voix inconnue, m'arrêtant de respirer. Oubliez-moi bon sang. « Magnifique. » Soufflai-je, rouge écrevisse, pressée de sortir de cette pièce et de m'enfermer à double tour dans ma chambre. Le reste de la journée se passa sans encombre. Je mettais tout ce que je pouvais en distance entre eux et moi. Finalement, ce n'était pas une bonne idée, elle était horrible, terrible. Je me ruais dans la salle d'examens pour en finir au plus vite. « Ne te mets pas autant de pression. Tu verras, demain tout ira mieux. » Balivernes. Mais je souriais bravement, comme on me l'avait appris. Le sourire est la clé de la vie. A croire que je n'avais pas encore trouvé la bonne serrure. Je marchais lentement, silencieusement en direction des internats. « Ninon, attends ! » Terrifiée, je persistais à accélérer ma foulée, serrant quelques livres empruntés contre moi. Je n'avais jamais connu d'hommes, excepté ceux de mon entourage et des hôpitaux. La liste était donc d'une brièveté décapante. Mon père avait tenu à s'improviser professeur, exigeant me garder à la maison. En lieu sûr. Je n'avais donc jamais fréquenté la crèche, la maternelle, l'école, le collège ou le lycée. J'avais toujours vécut en ermite, vivant sans cesse dans la crainte qu'il ne m'arrive une bricole. (tu parles d'une vie) De plus, je ne connaissais de l'amour que les multiples lignes que j'avais pu lire dans des bouquins divers. Sans le comprendre, sans l'attendre. Ma mère avait bien essayé, un jour, de parler de femme à femme. Face à mon cramoisie et ma gêne évidente, elle avait abandonnée, battue en retraite. T'es pas faite pour toutes ces histoires à l'eau de rose Ninon, fais toi une raison. Il arriva à ma hauteur, légèrement essoufflé, d'une assurance que je lui jalousais. « J'ai horreur de courir. On a organisé un petit quelque chose pour ton arrivée, tu te joins à nous ? Allez, ça va être sympa. » Après un temps d'hésitation, je levais mon regard vers lui. J'ignorais si ce petit fourmillement au bas de mon ventre était lié à l'appréhension ou à je ne savais quoi. Mais je fis la connaissance d'une nouvelle petite voix. Non plus dans ma tête, mais dans mon cœur. Me soufflant doucement, tendrement, de me joindre au comité d'accueil. Réchauffant ce froid glacial qui n'avait eu de cesse de m'envelopper depuis mon arrivée. Comblant brique après brique ce vide abyssal. Cette nouvelle petite voix qui me fit hocher la tête sans résistance, captivée par son regard. Je le vis sourire, repartir en courant. Je vis ses lèvres bouger une dernière fois dans ma direction, mais mon cerveau refusa d'analyser les sons. Comme s'il n'avait été qu'un mirage, une ombre furtive. La bouche ouverte, le regard fixe, je réalisais à quel point j'étais stupide. Et, un léger sourire étirant le coin de mes lèvres, c'est avec euphorie que je me préparais à cette nouvelle épreuve. Un petit pas dans ma vie, un bond dans ma confiance.

Les mois se succédaient, messagers du bonheur qui s'installait peu à peu dans ma routine. Chaque jour un peu plus je rattrapais mon retard en matière de civilité, confiance, modernité. J'avais l'impression d'être un ordinateur que l'on mettait à jour régulièrement, à qui l'on installait petit à petit les derniers programmes en vogue. Et lorsque j'appelais mes parents, chaque vendredi à 17h, je percevais chaque fois un peu plus leur fierté, leur soulagement, leur espoir. Oui, l'espoir renaissait de ses cendres, et je ne parvenais à tarir d'éloges cet établissement. Comment avais-je pu en douter, le percevoir comme une prison ? Je ne m'étais jamais sentie aussi libre, vivante. J'arrivais désormais à croire en l'avenir, à avoir la foi. Je n'arrivais plus à me passer des moindres détails quotidiens. « Ninon jolie ? » Et je n'arrivais plus à me passer de lui. Sid. Son prénom avait déclenché mon premier fou rire depuis des années. Ma libération, je la lui devais. C'était avec lui qu'elle avait commencé, je lui devais ma renaissance. Il m'avait offert une seconde vie, je lui offrais mon cœur en échange. En silence, en secret, je laissais ce petit feu s'embraser, prendre de la vigueur. En sa compagnie tout était tendre, simple, honnête. Je respirais. Enfin. La tête plongée dans les jardinières, je lui fis signe d'approcher. Lorsque j'émergeais, je lisais l'excitation dans ses yeux. L'interrogeant du regard, il fit la moue puis explosa subitement. « J'ai été accepté pour mon école d'architecte ! » Je le fixais un instant sans comprendre. Puis l'incompréhension fit place à une joie ravageuse, criant, sautant dans ses bras, le félicitant. J'étais tellement fière, comme si c'était moi qui venait d'être acceptée. Il me reposa sur le sol, ses bras toujours autour de ma taille. Je riais en époussetant son bonnet plein de neige, et soupira. « Alors comme ça tu vas me quitter ? » Il eut un bref rictus, puis caressa ma joue du bout des doigts, lentement. Je ressentais ce même feu ardent au moindre de ses contacts comme au premier jour. Il n'y avait jamais eu de sous-entendus entre nous, simplement l'évidence. Comme si c'était écrit, comme s'il n'y avait rien de plus banal en ce bas monde. Tout simplement. C'était lui et moi, depuis toujours et jusqu'à la fin des temps. Jusqu'à ce que sa mort nous sépare. Je le promets.

Si j'avais su, jamais je ne me serais levée. J'aurai tout donné pour faire marche arrière. Pour éviter ce que j'estimais être la déchirure la plus mortelle que mon coeur ait jamais eu à subir. Je crois que jamais il ne s'en remettra entièrement. Jamais.

L'excitation était à son comble en ce dernier jour avant les grandes vacances. Dernier jour avant mon retour en France au près de ma famille. Cela faisait un an que je ne les avais pas vu. Et pour ainsi dire, ils me manquaient terriblement. Jamais ils n'auraient pu être remplacé, pas même par cette seconde famille que je m'étais constituée. Les liens du sang. De plus, Sid avait parlé d'aller faire un tour en ville, histoire de fêter ça. Ce qui il y a un an m'aurait terrifiée m'excitait à présent. J'avais soif de vie et de liberté, surtout lorsqu'il était à mes côtés pour me tenir la main. Cela faisait un an que je ne pensais plus à ma maladie comme un fardeau, mais comme faiblesse à protéger. Je pouvais m'en sortir. Cela faisait dix-neuf ans que je luttais, combattais et triomphais. Vivre ne me faisait plus peur, bien au contraire. Je voulais montrer au monde entier que nous n'étions pas des victimes, mais des gens normaux, comme lui, comme elle, comme eux tous. Et que merde à la fin, nous n'étions pas des bêtes de foire, des superhéros, ou autre connerie du genre. J'étais une femme. Il était un homme. Ou était l'anormal dans tout ceci?

J'achevais ma lecture lorsque le tapage d'une ambulance chamboula le paisible silence. Les sourcils froncés, je m'approchais de la fenêtre pour voir ce qu'il se tramait. L'agitation était telle que je me sentis soudainement bouleversée. Sans comprendre pourquoi, j'étouffais, les battements de mon coeur affolés. Comme un trou béant se creusant dans ma poitrine, j'avais la sensation de me vider de mon sang, de sentir périr tous mes organes vitaux. Puis il y eut Sid. Sur un brancard. Sa disparition dans la gueule béante de la mort. Je voulais crier, mais aucun son ne parvenait. Je voulais courir, mais mes jambes étaient paralysées. Lorsque mon cerveau parvint à se reconnecter je courais comme si ma vie en dépendait, le visage inondé de larmes. Je trébuchais, manquais de me blesser à chaque pas, mais seul lui comptait. Ma vie sans lui revenait à dépérir, à mourir à petit feu, à ne plus exister. Lorsque j'arrivais dans la cour centrale, un homme en blouse blanche sortit de la camionnette, secouant la tête. 14h23, heure du décès. Ma course s'acheva nette sur ces paroles entendues au loin. Je tremblais, je perdais toute notion et tout contrôle. Mes jambes fléchirent, et c'est à quatre pattes que je parvins enfin à exprimer ma colère, ma douleur, mon chagrin. Ma solitude à nouveau reine, ce sentiment de ne plus mériter la vie. Si lui est parti, tu devrais l'être depuis longtemps. Une aiguille me perça à vif et je m'évanouis dans mes hurlements, me décomposant de souffrance. Puis le noir. Le néant. Ce que serait à présent ma vie sans lui.

Et je revenais au point mort. Zéro. Comme si tous les efforts que j'avais pu fournir ces douze derniers mois ne servaient plus à rien. A quoi bon, puisqu'il n'est plus là? Je me laissais dépérir à nouveau, comme je l'avais fait toutes les autres années durant. Mon agonie n'avait que trois lettres. Mon coeur ne hurlait qu'un prénom. Il était impensable, inimaginable de devoir faire mon deuil. Pas après tout ce que nous avions vécut. Pas après cette renaissance que je touchais enfin du bout des doigts. Grâce à lui. Grâce à Sid. La vie est injuste. Des jours durant je me suis perdue dans mon mutisme, refusant la moindre parole, le moindre bruit, le moindre signe de vie. Et chaque jour, à la tombée de la nuit, munie des fleurs que je faisais amoureusement pousser un peu partout dans le domaine, je lui rendais visite. M'asseyant près de lui, enlevant les feuilles mortes, les potentiels insectes. Lui racontant mes états d'âmes, les journées qui n'en finissent plus, et son absence plus intolérable encore à mesure que le temps poursuit son cours. Chaque jour les mêmes larmes, mais le même soulagement en rentrant. « Ninon, tu veux en parler? » Et je secouais la tête, refusant de vomir toute ma douleur. Toute ma haine. Toute mon impuissance. Je compris rapidement que son décès était une fatalité. La faute à pas d'chance. Une putain d'injustice. Une putain de maladie qui ne prévient pas quand elle frappe. Une putain de malédiction. Et peu à peu, comme le printemps qui étend son voile lumineux sur un hiver coriace, je sortais de l'ombre. Mon estomac recommençait à supporter n'importe quelle nourriture. Mon coeur, brisé à jamais, pansait ses blessures avec peine. Je redevenais maître de mon corps, de mon âme, de moi-même. Ne quittant jamais sa chaîne pour laquelle j'avais fait des pieds et des mains pour la récupérer. La réchauffant entre mes mains, persuadée que par elle, Sid ne me quitterait plus jamais. Du moins, pas une seconde fois. Et la vie continua. Encore, et toujours. Jusqu'à ce que la Faucheuse vienne pour moi. Un d'ces quatre.